VIII
DES NOUVELLES POUR LE COMMODORE
La sentinelle se mit au garde-à-vous quand Bolitho entra dans la cabine arrière et referma la porte derrière lui. Il remarqua que toutes les fenêtres étaient grandes ouvertes : le plafond ainsi que les cloisons de la cabine s’illuminaient des innombrables reflets de la surface ridée de la mer. L’Hyperion roulait faiblement, et lorsque Bolitho jeta un coup d’œil vers l’horizon, il vit le promontoire verdoyant danser dans une brume de chaleur.
A travers la porte de la cabine, la voix sonore de Pelham-Martin l’interpellait déjà :
— Bien, qu’avez-vous à rapporter ?
Bolitho posa ses mains sur le bureau et fixa son regard sur la mer.
— Vingt morts, commodore, et vingt autres grièvement blessés.
Il lui parut inutile de parler de tout le reste. Les blessures et les brûlures superficielles, les hommes devenus sourds, peut-être à vie, sous l’effet de la canonnade.
— Je vois.
On entendit le bruit de malles traînées sur le sol de la cabine. Puis Pelham-Martin le rejoignit d’un pas pesant.
— Les blessés dont vous avez parlé peuvent-ils se rétablir ?
Bolitho ne put que le fixer pendant plusieurs secondes.
L’Hyperion avait mouillé moins de trente minutes auparavant, et tandis qu’il avait dirigé la mise à l’eau de la drôme, examiné l’étendue des avaries à la coque et aux gréements, le commodore s’était apparemment intéressé à des détails plus personnels. Il portait son habit à queue de pie, sa chemise blanche et ses hauts-de-chausses semblaient tout droit sortir de chez le tailleur. Bolitho finit par dire :
— Principalement des blessures causées par des éclats de bois. Mais cinq d’entre eux ont perdu une main ou un bras.
Pelham-Martin le regarda sévèrement.
— Bien, je vais devoir descendre à terre et rencontrer le gouverneur de cet… euh… endroit. Je suppose que je ne puis m’y soustraire, mais quel ennui !
Il parcourut la cabine des yeux.
— Vous feriez mieux de rester ici et de faire le nécessaire pour remettre le bateau en état.
Il posa son regard sur la chemise déchirée de Bolitho.
— Je suggère enfin que vous preniez quelque soin de votre apparence.
Bolitho le regarda froidement.
— Je considère qu’il y a des choses plus importantes qui requièrent mon attention, commodore !
— Inutile d’adopter cette attitude, répliqua son interlocuteur avec un haussement d’épaules. Vous connaissiez les risques et, pourtant, vous avez engagé le combat.
— Si nous étions arrivés une semaine plus tôt, commodore, nous n’aurions jamais eu à livrer bataille, ou alors nous l’aurions fait en imposant nos propres règles.
— Peut-être bien.
Pelham-Martin se regarda dans le miroir, puis se retourna brusquement :
— Cependant, nous avons réussi à repousser les Français et je veillerai à ce que votre nom soit mentionné dans le rapport que je ferai ultérieurement. Maintenant, je dois vous laisser. Si on a besoin de moi, envoyez-moi un canot.
Il se dirigea vers les fenêtres et se pencha au-dehors :
— Je dois dire que ce n’est pas du tout ce à quoi je m’attendais.
Bolitho lui jeta un regard las. Depuis la bataille, Pelham-Martin avait changé d’une façon étonnante. Il ne restait plus rien du commodore blême et désespéré emmitouflé dans son lourd manteau. Il paraissait calme, imperturbable. Il paraissait même prendre un certain plaisir à la vue de ce qui se passait dans la ville au loin.
Bolitho sentit la colère monter en lui. Comment Pelham-Martin pouvait-il être aussi placide, aussi indifférent, à cette heure où le moindre signe de sympathie et de compréhension aurait eu tant d’importance pour ces hommes qui venaient de combattre dans des conditions si défavorables ! Certes l’intervention opportune du navire hollandais avait fait pencher la balance, mais l’équipage et les fusiliers de l’Hyperion avaient plus que démontré leur valeur.
— Je vais faire avancer votre canot, commodore.
Pelham-Martin acquiesça de la tête :
— Bien. C’est une chance qu’il soit encore entier, je suis surpris que vous ayez gardé tous les canots à bord pendant la bataille.
Bolitho lui lança un regard irrité.
— Il y avait déjà assez peu de vent pour nous permettre d’attaquer une force qui nous était deux fois supérieure, commodore. Remorquer les canots aurait été impossible. Quant à les laisser à la dérive…
Il n’alla pas plus loin. Pelham-Martin se redressa et lui fit face.
— Je n’ai que faire de vos excuses, Bolitho ; maintenant, ayez l’obligeance de faire avancer mon embarcation.
Sur la dunette, le soleil était déjà intense, mais Bolitho ne le remarqua pas car il était aveuglé par la colère.
— Tous les canots parés, commandant, annonça Inch. M. Tomlin est en train de gréer des manches à air au-dessus des écoutilles, et je lui ai ordonné d’ouvrir tous les sabords.
Il hésita, conscient de la mauvaise humeur de Bolitho qui regardait loin devant lui. Le navire hollandais était déjà encerclé par une foule d’embarcations venues de la côte, tandis que d’autres, de formes et de tailles diverses, s’approchaient de l’Hyperion, leurs occupants ne sachant pas s’ils devaient aborder ou rester à une distance raisonnable.
Quel sinistre spectacle devait offrir l’Hyperion, pensa-t-il. Il était marqué par les tirs, noirci par la fumée, et la plupart des voiles étaient trop déchirées et trouées pour être seulement ferlées.
— Que tous les hommes se mettent au travail pour réparer les dégâts, monsieur Inch. Mais il faut d’abord les nourrir. Envoyez un officier et deux canots à terre dès que le commodore sera parti, et dites-lui de rapporter autant de fruits frais qu’il pourra. J’organiserai dès que possible le réapprovisionnement du navire en eau et en viande.
— Puis-je ajouter quelque chose, commandant ? hasarda Inch.
Bolitho le dévisagea pour la première fois.
— Eh bien ?
— Je voulais simplement dire que nous avons de la chance d’être tous en vie. Sans vous…
Bolitho se retourna et aperçut Perks, le voilier, qui avec ses aides achevait les macabres préparatifs pour l’ensevelissement du dernier corps.
— Certains n’ont pas eu cette chance, monsieur Inch.
Inch se balançait d’un pied sur l’autre :
— Mais je n’aurais jamais imaginé que nos hommes, novices et si peu entraînés, auraient pu se comporter de la sorte, commandant.
Bolitho sentit sa colère s’apaiser. Inch était si sérieux, si visiblement sincère qu’il était difficile de ne pas être touché par sa sollicitude.
— Je suis d’accord avec vous, ils se sont très bien comportés.
Il marqua une pause :
— Et vous également !
Il se tourna vers la ville en s’abritant les yeux de la main.
— A présent, au poste de bande pour le commodore.
Pendant qu’Inch s’éclipsait, Bolitho s’approcha du bastingage et observa d’un regard nonchalant les quelques maisons blanches qui se blottissaient au loin. Découpant leurs formes sur le fond des collines, elles lui rappelaient les Pays-Bas. La première garnison ou les premiers colons avaient dû avoir la nostalgie de leur terre natale : même à travers la brume de chaleur, on apercevait les hauts toits pointus et les pignons en escaliers, le long de quais qui n’auraient pas déparé Rotterdam ou tout autre port batave.
L’aspirant Gascoigne attira son attention :
— Un message de l’Abdiel, commandant : ils ont perdu cinq hommes au combat, pas de dégâts sérieux.
Bolitho fit un signe de la tête. Sitôt qu’elle s’était rendu compte de l’issue incertaine de la bataille, la frégate française s’était concentrée sur la récupération de ses troupes de débarquement. L’Abdiel s’était bien comporté durant le combat, mais il avait eu beaucoup de chance.
— Transmettez mes meilleurs souhaits au commandant Pring, s’il vous plaît.
Épuisés, sales, les matelots firent quelques pas en arrière tandis que les fusiliers marins s’avançaient d’un pas lourd vers la coupée, puis ils s’alignèrent à côté des seconds maîtres et de la garde d’honneur. Bolitho se sentit soudain misérablement nippé. Les fusiliers étaient une race bien étrange, pensa-t-il. Deux heures auparavant, ils étaient sur le gaillard arrière et dans les hauts en train de tirer et de crier, aussi fous et désespérés que le reste de l’équipage. Maintenant, alors que le lieutenant Hicks inspectait leur tenue, on avait du mal à imaginer qu’ils venaient de se battre.
Il entendit Gossett murmurer à quelqu’un qui se trouvait derrière lui :
— Les bœufs ne mourront jamais tant qu’ils pourront astiquer leur harnachement et leurs bottes.
Cependant, son ton était empreint d’une réelle admiration.
Pelham-Martin apparut sur le pont en réajustant son bicorne. Bolitho l’observait avec indifférence. Le commodore semblait ne remarquer personne, et quand il lui fallut enjamber une mare de sang séché qui marquait l’endroit où un homme était mort, il n’eut pas la moindre réaction.
— Quand aurez-vous fini de gréer le nouveau mât de hune ? demanda-t-il.
— M. Tomlin est déjà en train de s’en occuper, commodore. Nous avons apporté beaucoup d’espars de réserve de Plymouth.
— Quelle chance, Bolitho !
Un marin cria :
— Un canot venant du hollandais s’approche de nous, commandant !
Pelham-Martin fronça les sourcils.
— Diantre ! Je crois que je vais devoir rester à bord un peu plus longtemps que prévu !
Inch se précipita vers la coupée, bénissant cette interruption inattendue. Il avait vu le regard de Bolitho se durcir à nouveau, et il avait maudit en silence Pelham-Martin pour sa bêtise et son ignorance. Ne se rendait-il donc pas compte de ce que l’obtention de ces espars avait coûté à Bolitho ?
Le marin cria à nouveau :
— Il y a un capitaine de vaisseau à bord du canot, commandant !
Il regarda encore une fois.
— Rectification, commandant : pas un, deux capitaines de vaisseau !
— Nous n’avons pas fini d’entendre parler de leur remarquable participation à cette bataille, grommela le commodore.
Le canot crocha dans les daviers, et quand le premier visiteur apparut à la coupée, les sifflets retentirent et les fusiliers présentèrent les armes. L’officier hollandais ôta son chapeau et parcourut du regard le pont encombré. Il s’arrêta sur la rangée de linceuls, sur les trous causés par les boulets, sur les gréements et cordages en lambeaux. C’était un homme âgé, probablement la soixantaine, pensa Bolitho. La manche gauche de son manteau pendait dans le vide. Il arborait une décoration dorée sur la poitrine. Ses cheveux étaient presque blancs, mais sa peau était si hâlée qu’elle avait pratiquement la couleur de l’acajou, et son pas était aussi sûr et léger que celui d’un chat.
Le nouveau venu vit Pelham-Martin et se porta d’un pas vif à sa rencontre pour le saluer.
— Permettez-moi de vous souhaiter la bienvenue à Sainte-Croix, à vous et à vos navires ! Je suis Piet De Block, gouverneur de l’île, et votre allié !
Son anglais était hésitant mais d’une rare correction.
— Je reviens d’une inspection sur une autre île, mais je suis arrivé à temps pour assister au vaillant combat que vous avez livré.
Il marqua une pause, visiblement ému.
— Je mesure ce que cette décision a dû vous coûter, et j’ai vu de mes propres yeux l’étendue de votre sacrifice. C’était incroyable ! Et maintenant ! poursuivit-il en désignant l’assistance d’un geste ample, maintenant il vous reste encore suffisamment de force et de sens du devoir pour me préparer un tel accueil !
Pelham-Martin déglutit péniblement et rougit.
— Je vous souhaite la bienvenue, monsieur, et vous transmets les compliments de notre souverain, Sa Majesté le roi George.
Il jeta un bref coup d’œil en direction de Bolitho et ajouta :
— Je n’ai fait que mon devoir, et je suis en effet fort satisfait d’avoir pu contrarier les desseins de notre ennemi.
De Block hocha la tête d’un air grave.
— Voici le capitaine Willem Mulder, commandant le Telamon. Il est aussi assoiffé de bataille que vos hommes, mais à présent je pense qu’il serait plus sage d’apporter à vos navires les réparations qui s’imposent, n’est-ce pas ?
Le commandant du Telamon était un homme mince et sec ; son visage était aussi hâlé que celui du gouverneur. Lui aussi observait les dommages subis par l’Hyperion, mais il laissait à peine paraître son émotion.
— Et voici Richard Bolitho, commandant de l’Hyperion, fit Pelham-Martin.
Bolitho avança d’un pas, sentant tous les yeux braqués sur lui. Il nota qu’Inch était visiblement furieux de ce que Pelham-Martin se soit adjugé le crédit de leur exploit avec tant de morgue. Mais ce qu’il sentit surtout, ce fut la ferme poignée de main du Hollandais.
De Block le dévisagea quelques secondes, sans relâcher la pression de sa main. Il parut trouver une réponse sur les traits tendus de Bolitho.
— C’est bien ce que je pensais, commandant, lâcha-t-il abruptement. Mes plus profonds remerciements !
— Vous parlez un excellent anglais, reprit tout soudain Pelham-Martin.
— C’est que nous avons connu bien des conflits…
De Block continua, avec un haussement d’épaules qui en disait long.
— Après avoir perdu mon bras, j’ai eu tout le temps de rencontrer vos compatriotes et d’apprendre leur langue et leurs coutumes.
Le commodore lui jeta un regard pensif.
— Auriez-vous été fait prisonnier ? Ce sont des choses qui arrivent, en temps de guerre, ajouta-t-il d’un air indulgent.
Le Hollandais sourit.
— Après avoir perdu mon bras, j’ai reçu la garde de nos prisonniers anglais, monsieur.
Bolitho toussota.
— Le gouverneur aimerait peut-être gagner votre cabine, monsieur ?
Se ressaisissant, Pelham-Martin lui lança un regard peu amène.
— En effet !
Mais le gouverneur de l’île refusa :
— Il n’en est pas question. Je vous invite à me suivre à terre sans plus attendre. Ma maison vous est grande ouverte. Le commandant Mulder restera à bord pour vous apporter toute l’aide que nous serons en mesure de vous fournir.
Il étudia Bolitho du regard, la même lueur de compréhension au fond des yeux.
— Nous ne manquons de rien, et je pense que nous pourrons satisfaire tous vos besoins, insista-t-il en lui tendant à nouveau la main. Nous sommes vos débiteurs. Nous ferons de notre mieux pour nous acquitter de notre dette et vous récompenser de votre courage.
Puis, au son strident des sifflets, il descendit à la suite de Pelham-Martin dans sa chaloupe rangée à couple. Bolitho resta près de la coupée et regarda l’embarcation s’éloigner à vive allure vers le rivage. La plupart des nageurs étaient des hommes de couleur ou des métis, mais ils formaient un équipage irréprochable.
— Vous semblez fatigué, dit Mulder d’une voix calme. Il n’est sans doute pas facile de servir sous les ordres d’un homme qui manque à ce point de discernement.
Bolitho le fixa, mais le capitaine hollandais regardait déjà dans la mâture, où quelques marins capelaient des cordages pour hisser le nouveau mât de hune.
— Votre gouverneur est ici depuis longtemps, je suppose ? dit-il un peu sèchement.
Mulder approuva de la tête, plissant les yeux pour se protéger de la clarté éblouissante et observant avec l’intérêt du connaisseur les agiles gabiers qui s’activaient dans les hauts.
— Trente ans, pour être exact. Il a d’abord servi comme officier de la flotte, puis comme gouverneur. Sainte-Croix, c’est toute sa vie désormais, tout comme pour moi.
Il paraissait peu enclin à poursuivre la discussion et ajouta d’un ton brusque :
— Eh bien, si vous me disiez de quoi vous avez besoin ?
Bolitho sourit d’un air grave. Après tout, il était préférable de converser comme deux commandants plutôt que comme deux subalternes. C’était plus sûr, sans parler du plaisir.
De Block ne s’était peut-être pas aperçu que la garde d’honneur n’avait pas été disposée à son intention, mais, de toute évidence, il avait bien compris le rôle qu’avait joué Pelham-Martin au cours de l’escarmouche. Il était rusé et avisé, et connaissait parfaitement la situation et la politique de la région. Bolitho espérait que Pelham-Martin ne serait pas assez stupide pour sous-estimer le gouverneur de Sainte-Croix.
Une heure après le départ de Mulder avec la liste des plus urgentes nécessités, les premiers cargos chargés de provisions arrivèrent. Comme les matelots de la chaloupe du gouverneur, les habitants de Sainte-Croix étaient en fait un mélange de toutes les races des Caraïbes. Ils se précipitèrent à bord en riant, commentant le débarquement des blessés, plaisantant avec les marins qui s’agglutinaient autour d’eux. Ils les touchaient, essayaient de parler leur langue, et gesticulaient pour faire tomber le dernier rempart d’incompréhension.
— C’est un autre monde, commandant ! observa Inch en les regardant faire.
Bolitho acquiesça. Il ressentait la même chose. Certes, le drapeau hollandais flottait au mât du vieux navire et au-dessus de la ville, mais cette population métissée avait acquis une telle indépendance au fil des années qu’elle supporterait difficilement de se soumettre à nouveau.
Allday s’avança vers eux et salua :
— Quels sont les ordres, commandant ?
Bolitho écarta les bras et vit l’accroc qu’avait fait la balle à sa chemise. Il s’en était vraiment fallu de peu.
— Prenez la yole et allez à terre, dit-il. Ouvrez bien grand vos yeux et vos oreilles, compris ?
— Compris, commandant, répondit Allday impassible.
Puis, avec un sourire, il ajouta :
— Je serai de retour dans une heure.
Tout à coup, Bolitho pensa au plaisir que lui procureraient de l’eau fraîche et une chemise propre sur le dos. Il congédia Allday d’un signe de tête et gagna la chambre des cartes. Les commodores et gouverneurs pouvaient bien parler politique, songea-t-il, maussade. Mais les Allday de ce monde vont souvent au cœur des choses en moitié moins de temps.
Les jours qui suivirent l’arrivée de l’équipage de l’Hyperion à Sainte-Croix ne ressemblèrent en rien à ce qu’il avait déjà connu. De l’aube au crépuscule, les réparations des avaries du navire se poursuivaient sans relâche, mais dans ce cadre luxuriant, et grâce au climat de chaude amitié qui y régnait, l’équipage trouvait toujours le temps de vaquer à d’autres occupations, plus réjouissantes. La bataille et ses cicatrices étaient pratiquement oubliées. Alors que les charpentiers et les matelots s’affairaient sur le pont ou à fond de cale, d’autres, plus chanceux ou plus malins, étaient à terre, pour faire provisions d’eau fraîche et de fruits, ou nouer des relations avec les filles du coin.
Deux semaines plus tard, l’Indomitable et l’Hermes, escortés de leurs deux sloops, jetaient l’ancre dans la baie, et Bolitho se demanda combien de temps il faudrait à Pelham-Martin pour décider de la suite des opérations. Jusqu’à présent, le commodore n’avait pas fait grand-chose, si ce n’est d’envoyer séparément deux frégates en patrouille au sud-ouest. Mais il disposait désormais de deux bâtiments de bonne taille et pourrait être fin prêt à lever l’ancre.
Cela avait été chose aisée pour Bolitho que d’occuper ses hommes. La réparation du gréement et des ponts y suffisait amplement, d’autant qu’avec les pertes subies lors du récent combat, il lui manquait près d’un sixième de l’équipage. Mais il ne pouvait préserver ses hommes de tout problème ! Il ne pouvait pas et ne voulait pas les empêcher de se rendre à de petites fêtes, même si des altercations voire de vraies rixes avec les autochtones s’étaient déjà produites, et leur cause était évidente.
Les femmes indigènes, à la peau sombre et au sourire aguicheur, suffisaient à enflammer le cœur des marins. Ajoutez à cela l’éclat du soleil et le rhum qu’ils se procuraient facilement, et la situation ne tarderait pas à s’envenimer définitivement. Et puis, vu la présence d’un si grand nombre de navires dans la baie, l’accueil prompt et chaleureux des habitants du lieu ne pouvait manquer de céder la place au ressentiment, pour dire le moins.
Quand il avait parlé de ses craintes au commodore, il n’avait obtenu aucune réponse satisfaisante. Pelham-Martin ne vivait plus à bord ; il avait profité de l’offre de De Block pour installer provisoirement son quartier général dans la propre résidence du gouverneur, sur le front de mer. Son seul commentaire avait été :
— Bolitho, si vous ne pouvez faire confiance à vos hommes lorsqu’ils sont à terre, alors vous devez les empêcher de s’y rendre !
Une autre fois, il avait laissé entendre qu’il était en attente de nouvelles de Caracas l’informant du repaire de Lequiller. Mais le plus étrange de tout cela était que l’escadre de ce dernier s’était volatilisée comme si elle n’avait jamais existé.
Quand la frégate Spartan s’en était revenue de Caracas, Bolitho s’était ménagé une entrevue avec son commandant, le capitaine Farquhar, avant que ne lui fût assignée une nouvelle zone de patrouille ; celui-ci s’était montré amer et impatient.
— Le commandant en chef des forces armées espagnoles a été poli, sans plus. Il m’a accordé dix minutes de son temps, pas une de plus, et a semblé fort peu se soucier des salutations de notre commodore.
Son sourire était devenu dédaigneux.
— Il m’a fait comprendre que les Anglais avaient déclaré contrôler les Caraïbes depuis si longtemps que c’était à présent notre devoir de le prouver.
Bolitho imaginait aisément l’irritation de Farquhar. Il était renommé pour son manque de tolérance, et la manière dont il avait été éconduit ne pouvait qu’être une humiliation difficile à accepter. En dépit de sa colère, il n’avait pas tardé à tirer profit de sa visite. Il n’y avait qu’un seul navire de guerre au large de Caracas, destiné manifestement à un rôle d’escorteur-probablement pour l’un des vaisseaux espagnols porteurs de trésors. Toutefois, une chose était sûre : personne ne savait ou ne dirait mot sur ce qu’il advenait de l’escadre de Lequiller. Pourtant-et Bolitho n’avait cessé de retourner la question dans son esprit –, cette escadre devait bien se trouver quelque part à réparer ses dommages, à attendre que se produisît un prochain mouvement. Mais où ?
Puis, après une autre semaine d’attente et d’inquiétude, un navire se glissa dans la baie et s’ancra près du rivage. C’était la Fauna, une goélette presque aussi vieille que le Telamon, qui servait de vaisseau de liaison entre De Block et les îles hollandaises.
Moins d’une heure après, Bolitho reçut l’ordre de se rendre au quartier général de Pelham-Martin ; et tandis que la barque s’écartait de la coque de l’Hyperion, il constata avec une certaine satisfaction que des embarcations s’éloignaient également des autres navires, se dirigeant vers la côte. Il doit y avoir urgence, pour que le commodore rameute tous ses capitaines avant le déjeuner, pensa-t-il. Depuis qu’il s’était installé dans la résidence de De Block, Pelham-Martin avait adopté un train de vie plus large. Il aimait faire les choses en grand et, lorsqu’il invitait certains de ses officiers à dîner – ce qui était fort rare –, la qualité de ses mets et de ses vins entretenait la conversation des jours durant.
Bolitho se retrouva dans une pièce basse de plafond qui dominait le front de mer, assis à une table rehaussée d’or sur le chant, entièrement recouverte de cartes et de feuilles volantes. Pelham-Martin releva la tête quand il fit son entrée et lui désigna une chaise d’un geste de la main.
— Il y a enfin du nouveau, Bolitho, commença-t-il d’un ton désinvolte.
Il semblait difficilement contenir son excitation.
— De Block m’a informé de l’endroit où se trouve Lequiller. Nous pouvons donc agir !
Winstanley et Fitzmaurice entrèrent ensemble dans la pièce, suivis du commandant du Telamon, Mulder. Pelham-Martin attendit qu’ils se soient installés.
— Les navires de Lequiller ont été retrouvés, messieurs, annonça-t-il.
Sûr de son effet, il les observa tour à tour avant d’ajouter solennellement :
— J’en connais qui auraient préféré se lancer à la légère…
Son regard se posa un instant sur Bolitho, puis il poursuivit :
— Mais, comme je l’ai toujours dit, il n’y a pas trente-six façons de faire bouger l’adversaire, ni de montrer positivement sa force.
Il se délectait de ses phrases et, à en juger par l’expression des deux autres officiers britanniques, Bolitho devina que c’était là son sujet favori. Winstanley semblait légèrement amusé, alors que Fitzmaurice affichait un ennui certain.
— Nous sommes les garants d’entreprises considérables, messieurs : le déploiement et l’utilisation de nos forces ont plus de prix que telle escarmouche, même conduite avec succès !
A cet instant, De Block entra par une petite porte latérale, une carte sous le bras. Il fit un signe de tête au commodore, puis déroula la carte par-dessus celles qui jonchaient la table.
Pelham-Martin fronça les sourcils et s’essuya le front avec un mouchoir en soie.
— Comme je le disais donc, Lequiller a été retrouvé, n’est-ce pas ?
De Block bourrait une longue pipe de tabac, de son unique main brune et noueuse : on eût dit la patte d’un animal.
— En effet !
Il tapota la carte du tuyau de sa pipe.
— Ma goélette a croisé la route d’un navire venant des Antilles ; il désirait débarquer un de ses officiers atteint de fièvre. Ils ont relâché ici !
Le tuyau de la pipe s’arrêta net et les officiers autour de la table se penchèrent sur la carte.
— Le port de Las Mercedes, en zone espagnole. On leur en a refusé l’entrée.
— A deux cents milles seulement à l’ouest de Caracas ! Et le capitaine général n’en savait rien, souligna Pelham-Martin.
De Block le regarda avec un sourire forcé.
— C’est peut-être à deux cents milles, mais dans ce pays, cela équivaut à dix fois plus, soupira-t-il. Peu importe, le commandant du navire venant des Antilles a déclaré avoir vu plusieurs navires de guerre ancrés dans la rade.
Le capitaine Mulder intervint :
— Ce Lequiller a bien choisi son endroit, c’est un…
Il chercha ses mots.
— … un endroit désert.
Bolitho se leva et examina la carte.
— J’en ai entendu parler. C’était jadis un repaire de pirates ; un bon mouillage, facile à défendre, sur mer comme sur terre.
Du doigt, il suivit le contour de la côte escarpée.
— Cette baie ressemble à celle dans laquelle nous nous trouvons, mais si l’on se réfère à la carte, il semble y avoir une rivière assez large pour la protéger de tout assaut par voie de terre.
De Block eut un sourire.
— Pas une rivière. Autrefois sans doute, mais aujourd’hui, ce serait plutôt un marais. Personne ne sait de combien il s’enfonce dans les terres et peu ont eu le courage d’en tenter l’exploration. La fièvre et la mort y sont reines ; pas étonnant que les pirates s’y soient sentis chez eux.
Pelham-Martin lui lança un regard noir.
— Si c’est tout ce que vous avez à ajouter, messieurs !
Il s’enfonça lourdement dans son siège.
— Je me moque de ce qu’ont fait ou n’ont pas fait les pirates, tout comme je me moque de ces marais. Ce qu’il y a de sûr, c’est que Lequiller a trouvé un refuge ainsi que des moyens de subsistance à Las Mercedes, et, territoire espagnol ou pas, je compte bien le débusquer !
Le capitaine Fitzmaurice parut mal à l’aise.
— Mais une attaque menée en territoire espagnol ne risque-t-elle pas d’être perçue comme une agression contre l’Espagne ?
Winstanley acquiesça.
— C’est peut-être ce que Lequiller attend de nous. Cela favoriserait l’alliance entre Français et Espagnols.
Pelham-Martin s’épongea fiévreusement le front.
— J’y venais justement.
— Je peux peut-être vous éclairer sur la question, avança De Block, brandissant sa pipe qu’il n’avait toujours pas allumée. Le capitaine de ma goélette a également déclaré avoir entendu dire qu’il y aurait des marins anglais dans la prison de Las Mercedes.
Il haussa les épaules.
— Ce sont peut-être des mutins, voire des déserteurs de navires faisant route dans le secteur, peu importe. Mais leur présence à Las Mercedes pourrait servir de prétexte à une étude rapprochée, non ?
Ses yeux étincelaient. Le commodore lui jeta un regard glacé.
— C’est justement ce que j’allais dire, De Block.
Il renifla.
— Cependant, vu le brillant exposé que vous venez de faire, je pense pouvoir affirmer que je suis tout à fait d’accord avec vous.
Bolitho se frotta le menton. Dans ses pensées, il voyait le port naturel, à trois cents milles de Sainte-Croix. C’était une cachette idéale, et pour un homme qui, comme Lequiller, connaissait bien la région, un choix des plus judicieux. Pour tout dire : un endroit formidable ; mais si Lequiller avait pu prendre Sainte-Croix, la situation aurait été bien pire.
— Vous pourriez dépêcher un sloop à Caracas pour en informer le capitaine général, commodore, avança-t-il posément. Il se pourrait qu’il décide d’arrêter tout convoi de trésors tant que nous n’aurons pas trouvé et mis en déroute l’escadre française.
Il leva les yeux et décela une soudaine hostilité dans le regard de Pelham-Martin.
— L’informer ! Après son insolence !
Pelham-Martin transpirait à grosses gouttes.
— Il est probablement de mèche avec le gouverneur de Las Mercedes. L’informer, mais comment donc !
Il parvint à grand-peine à maîtriser sa colère.
— Je serai heureux de le faire quand je serai en mesure de lui amener en personne ce traître espagnol.
Bolitho se pencha sur la carte. Il pouvait à peine blâmer Pelham-Martin de vouloir garder tous les mérites en retour à toutes les insultes dont il avait été victime.
— Selon moi, commodore, dit-il, il est peu probable que le capitaine général en sache quelque chose. Les gouverneurs espagnols des différentes provinces ont leur autonomie et ne doivent de comptes qu’à la cour d’Espagne. Il leur faut des mois pour obtenir un accord, aussi nombre d’entre eux agissent-ils de leur propre chef, sans faire part de leurs problèmes, afin d’éviter toute récrimination ultérieure.
Winstanley s’éclaircit la voix.
— C’est exact, commandant.
— Raison de plus pour ne faire confiance à personne.
Pelham-Martin retrouvait sa bonne humeur.
— Je ne vais pas attendre que Lequiller donne le ton cette fois. Nous allons prendre la mer immédiatement.
Bolitho s’écarta de la table.
— Je vais mettre un canot à votre disposition, commodore.
Pelham-Martin regarda ailleurs.
— Merci, mais ce n’est pas nécessaire : je ferai transférer ma marque sur l’Indomitable. Regagnez vos navires, messieurs, nous lèverons l’ancre dans deux heures, conclut-il d’un bref signe de tête.
Plus tard, sur la dunette de l’Hyperion, Bolitho se demanda ce qui avait poussé Pelham-Martin à changer une fois de plus les pavillons. Lorsque la marque s’était déployée au haut du mât de l’Indomitable, il avait vu plusieurs marins sur les passavants la désigner du doigt d’un air plus ou moins indigné. A tort ou à raison, ils considéraient sûrement qu’ils en avaient fait plus que tout autre équipage de l’escadre pour amener l’ennemi au contact, et le revirement du commodore devait leur apparaître comme un désaveu tacite qu’ils ne comprenaient pas.
Bolitho ne comprenait pas davantage, mais lorsqu’il avait réuni les officiers dans la grand-chambre pour leur expliquer brièvement les intentions du commodore, il avait fait de son mieux pour ne montrer ni ressentiment ni amertume. A tout autre moment, il aurait été ravi d’être débarrassé de la présence de Pelham-Martin, mais pour l’heure, vu l’importance de l’action imminente, il aurait préféré qu’il en allât autrement. Car cette fois, Pelham-Martin, qui auparavant consultait ses capitaines pour le moindre message, n’avait rien ajouté à ses précédents ordres avant de partir.
— Prêt à lever l’ancre, commandant ! signala Inch.
Bolitho émergea de ses sombres pensées et, la main en visière, se mit à observer l’Indomitable. Winstanley devait sûrement maudire Pelham-Martin d’être revenu à son bord. Il pouvait voir les hommes le long des vergues du deux-ponts, et d’autres formes accroupies s’activant autour du cabestan. Derrière l’Indomitable, encadrés par les lointaines collines, l’Hermes et le majestueux Telamon réduisaient également leur encablure. Même sans longue-vue, il pouvait voir une grande partie de la population de l’île massée le long des quais et sur le promontoire où les fusiliers marins de Dawson avaient réparé la batterie et aidé à renforcer les défenses dans l’éventualité d’une attaque.
Malgré l’appréhension que suscitait en lui l’absence de tout plan de bataille, Bolitho était réconforté par le spectacle qui s’offrait à ses yeux. Avec les rayons du soleil couchant se reflétant sur l’eau turquoise de la baie, un vent constant de nord-est agitant les arbrisseaux et s’engouffrant sous le promontoire, les quatre navires constituaient un magnifique tableau. Sous sa gouverne, ses hommes avaient fait du beau travail, et il pouvait en être heureux et satisfait. Comme il l’avait promis, De Block leur avait fourni tout ce dont il disposait, et même de nouvelles voiles, pour remplacer celles qui avaient été mises en pièces durant la bataille. Et pas n’importe quoi, comme l’avait fait remarquer Perks, le voilier, mais « de la vraie toile ! »
— Signal général, commandant : « Levez l’ancre ! » hurla enfin Gascoigne.
Bolitho acquiesça :
— Faites appareiller le navire, monsieur Inch !
Il jeta un coup d’œil à Gossett :
— Nous nous placerons dans le sillage de l’Hermes.
Ainsi en avait-il été décidé. L’Hyperion resterait en queue de file. Avec un vent dominant de nord-est, c’était une position stratégique, car l’Hyperion était le navire le plus rapide de l’escadre et, au cas où l’Indomitable se trouverait en difficulté, il pourrait gagner rapidement la tête et apporter son soutien. Mais pour son équipage, dans l’ensemble étranger à ces questions, cela devait être la dernière insulte. Il se chargerait de les calmer. Il entendit Inch hurler :
— Envoyez-moi ces fainéants brasser les voiles du mât d’artimon, monsieur Tomlin ! Secouez-les, bon sang !
Harcelés par la baguette de rotin qui caressait çà et là quelques dos tannés par le soleil, les marins, sortant de leur torpeur, s’activaient aux manœuvres d’appareillage. Un mois de relative paresse avait laissé son empreinte, et il fallait plus que de gentilles paroles pour forcer les hommes à brasser les vergues.
— Choquez les huniers !
Gascoigne traversa le pont en courant, tandis que le navire louvoyait majestueusement, ses voiles claquant et mugissant au vent, juste au-dessus de sa tête. Le cabestan continuait de tourner au rythme des chansons.
— Signal pour l’Hyperion, commandant !
L’éclat du soleil à travers sa longue-vue le faisait presque pleurer.
— Dépêchez-vous !
Bolitho sourit.
— Accusez réception.
Pour rien au monde, Pelham-Martin ne souhaitait voir le moindre relâchement avec un vaisseau hollandais à proximité. Le Telamon offrait un spectacle magnifique : dans la lumière éclatante du soleil, sa poupe brillait, tel l’autel d’un temple fantastique. Suspendus aux vergues en grappes espacées, les corps hâlés des gabiers chatoyaient comme s’ils avaient été briqués et lustrés.
Cependant, le navire n’impressionnerait guère la flotte de Lequiller, songea-t-il. Il avait plus de cinquante ans et ses canons ne pouvaient rivaliser avec ceux des batteries françaises. Et comme il avait séjourné dans ces eaux la plupart du temps, ses membrures étaient, au dire de Mulder, vraisemblablement pourries, en dépit de ses dorures et de ses fiers pavillons.
Ses yeux se portèrent sur l’Hermes qui tirait bord sur bord pour venir se placer derrière le hollandais. Lui, à l’inverse, avait tout du vétéran. Il était terni et portait de profondes cicatrices, et sa pâle voilure avait été rapiécée plus d’une fois.
— L’Indomitable envoie ses grands perroquets, commandant, annonça Inch.
— Bien. Faites de même, monsieur Inch.
Bolitho vacilla quand il sentit sous ses pieds le léger mouvement du pont… Comme lui, le navire semblait heureux de reprendre la mer.
Il leva les yeux pour contempler les voiles se déployant le long des vergues, les silhouettes minuscules des gabiers rivalisant de vitesse pour exécuter les ordres venant du pont inférieur, loin en dessous.
Il aperçut Pascœ qui faisait une pause sur le grand hunier, son corps se balançant au rythme du roulis, sa tête tournée en arrière pour observer les marins s’activant, tandis que, le long des vergues, de nouvelles voiles se gonflaient et se tendaient. Sa chemise était ouverte sur sa poitrine, et Bolitho constata que sa peau était bien bronzée et que ses côtes étaient déjà moins saillantes qu’à son arrivée à bord.
Il apprenait vite et bien ; mais Bolitho savait, d’après ce qu’il avait vu et entendu à Sainte-Croix, que le jeune homme se tenait encore à l’écart des autres aspirants et soignait, tel un mal latent, sa blessure intérieure.
— Cap au sud-ouest, commandant, signala Gossett.
— Très bien.
Bolitho gagna le bord au vent pour regarder la côte glisser au loin : de minuscules silhouettes défilaient à la frange des rochers éboulés à l’endroit où, à la faveur de la nuit, les fusiliers français avaient pris d’assaut la pièce d’artillerie.
Loin devant, sur bâbord, il pouvait à peine distinguer, à la surface de l’eau, le faible éclat argenté qui signalait une des goélettes cinglant vers les frégates afin de transmettre le plus rapidement possible les instructions de Pelham-Martin.
Serein, il dit à Inch :
— Ne mettez pas plus de voile pour le moment. J’ai bien peur qu’avec notre petit bijou nous ne rattrapions l’Hermes.
Inch eut un large sourire :
— Pour sûr, commandant.
Ce fut à ce moment, à ce moment précis que Bolitho se rendit compte qu’Inch avait fait appareiller le navire sans la moindre anicroche. Il était si profondément absorbé dans ses pensées qu’il y avait à peine prêté attention.
Il le regarda gravement :
— Il ne fait aucun doute que vous deviendrez commandant, monsieur Inch.
Il quitta Inch, qui arborait un plus large sourire encore, et regagna sa cabine : là au moins il pourrait, une fois de plus, se retrouver seul avec ses pensées.